Celui qui embrasse la joie dans son vol
Vit dans le soleil levant de l'éternité.
Willliam Blake
Sélection de poèmes de Kabîr extrait du recueil Granthavali
Traduction : Charlotte Vaudeville
Voici venue,
Ô frères et sœurs du Destin,
La tempête de la Sagesse Spirituelle.
I
Mets à ton coursier
Le mors et la bride,
Et enlève-le tout
Sellé et harnaché vers le ciel !
Enfourche
La monture de tes pensées,
Et place ton pied
Dans l’étrier de l’Absolu.
Allons !
Je t’emmène au Paradis,
Et si tu bronches,
Je te frapperai
Du fouet de l’Amour !
« Ceux-là sont bons cavaliers »,
dit Kabîr.
Qu’ils se gardent
Des Védas et du Coran.
II
Le Nom de Dieu, voilà ma richesse,
Je ne la serre pas dans ma poche,
Et ne la vends pas pour manger !
Ton Nom est mon champ,
Ton Nom est ma maison,
Je T’adore, et prends refuge en Toi.
Ton Nom est mon offrande,
Ton Nom est mon culte,
Je ne connais nul autre que Toi.
Ton Nom est ma famille,
Ton Nom est mon frère :
Au dernier moment,
C’est Lui qui me viendra en aide.
Je me suis emparé de Ton Nom
Comme un pauvre s’empare d’un trésor.
« Comme un mendiant reçoit l’aumône ! »,
Dit Kabîr.
III
Dans le firmament se distille
L’Élixir de l’Amour.
Le vase de mon corps
Est comblé de l’ambroisie.
Celui qui a découvert la vraie sagesse
Est enivré de l’Absolu.
Il s’est abreuvé
De l’Élixir de Dieu.
Depuis, j’ai trouvé
Le Sommelier de l’Absolu,
Joyeusement,
Je m’enivre chaque jour.
J’ai reconnu l’Absolue Pureté
Et je l’ai introduite dans mon âme.
Alors,
« J’ai accédé à l’Expérience »,
dit Kabîr
IV
Voici ce que je suis devenu
Comme un poisson tiré de l’eau
Pour m’être enorgueilli
De l’ascétisme de ma vie passée !
En ce temps-là, j’avais l’âme d’un ermite
J’avais abandonné le monde et ma famille
Pour m’attacher à Dieu…
J’avais abandonné Bénarès,
Fou que j’étais !
Ô Seigneur de mon âme,
Dis-moi, que deviendrai-je ?
Suis-je un mauvais serviteur,
Ou est-ce Toi qui m’oublies ?
Ô Bien-Aimé,
De nous deux, qui est le coupable ?
Voici ce que je suis venu chercher :
Le refuge à tes Pieds !
Du monde, je ne vois plus rien.
Ma vue est immergée sur tes Pieds.
Vois, je suis venu chercher ton abri.
Ton serviteur Kabîr n’a plus d’espoir…
… qu’en Toi.
V
Dans le lac du corps,
Fleurit un Lotus merveilleux,
Où demeure la Lumière suprême,
L’Absolu sans-limite et sans-forme.
Ô mental, renonce à l’erreur !
Adore Dieu, la Vie du monde.
En ce monde, on ne voit rien venir,
On ne voit rien partir :
Là où les corps apparaissent,
Ils disparaissent
Comme des feuilles de lotus !
Comprenez la fausseté de ce monde,
Rejetez-le et méditez sur l’Absolu :
« Servez le seigneur Dieu
Qui demeure en vous ! »,
dit Kabîr
VI
Le Seigneur seul est vrai,
Le Créateur est dans la Création,
Non dans une idole azurée !
La Rivière au milieu du Ciel
C’est là qu’il se baigne.
Sur Lui, médite sans cesse,
Et tu le trouveras partout.
Allah est infiniment pur,
Mais si je doute, Il m’apparaît divinisé.
Dit Kabîr :
« Les œuvres du Très-Clément,
Lui seul les connait. »
VII
Kabîr, l’esprit est devenu une abeille,
Et a trouvé une demeure éternelle,
Ce lotus qui fleurit sans eau,
Seuls les intimes peuvent le contempler !
Le Lotus s’est épanoui au fond de l’âme,
Là où le Brahman fait sa demeure,
Là où l’abeille de l’âme est attirée.
Seuls quelques rares dévots le comprendront !
Il n’est pas d’océan sans coquillages
Ni de pluie de Svâti sans gouttelettes.
Kabîr, la Perle germe dans cette forteresse
Qui a le Vide pour sommet.
Dans le corps même,
L’Inaccessible est obtenu,
Dans l’Inaccessible, un accès,
« J’ai accédé à l’Expérience,
Quand le Gourou m’a montré la Voie. »
VIII
Je suis ton esclave, Ô seigneur,
Tu peux vendre mon corps et mon âme,
Et tous mes biens : tout est à Toi !
Tu as amené Kabîr sur le marché
Et Tu m’as livré au plus offrant…
Tu es Toi-même
Le Vendeur et l’Acheteur !
Si Tu me vends,
Ô Ram, qui me gardera ?
Si Tu me gardes,
Ô Ram, qui me vendra ?
« Je me suis consumé corps et âme »,
dit Kabîr,
Et je n’ai plus quitté mon Maître
… un seul instant.
IX
Ô Ram, à Ayodhya,
Je ferai tous les métiers,
Immergé dans l’Absolu,
Et je ne craindrai plus la Mort !
Je me ferai potier
Et fabriquerai des vases d’argile,
Je me ferai blanchisseur
Et laverai toute souillure ;
Je me ferai tanneur
Et je teindrai les peaux,
Au prix de ma caste
Et de mon honneur !
Je serai fabriquant d’huile
Et mon corps sera le pressoir
Puis je moudrai mes mérites
Ensemble avec mes péchés !
Je mènerai bien droit mes cinq bœufs
En les liant au joug de Ram.
Je me ferai capitaine
Et manierai l’épée.
Puis je pratiquerai tous les exercices
De l’âme et du corps.
Je me ferai barbier
Et je raserai le mental,
Je me ferai charpentier
Et je scierai le karma !
Je me ferai ascète,
Et je maitriserai mon corps,
Je me ferai chasseur
Et l’Esprit sera mon gibier,
Je me ferai marchand
Et je vendrai de la Réalité
Je me ferai joueur,
Et je battrai la Mort au jeu !
Je ferai de mon corps la barque
Et le mental le batelier.
Ma langue sera l’aviron.
« Ainsi je traverserai
L’Océan de l’Existence »,
dit Kabîr.
Moi-même je serai sauvé
Et mes ancêtres avec moi.
X
J’étais venu dans le monde
Pour contempler toutes les formes.
Devenu Saint, j’apercevais l’Incomparable.
Étreignant l’Absolu de tous ses membres,
Mon esprit n’en fut pas stabilisé pour autant.
« Comment parler d’Union,
Quand les corps sont distincts ? »
dit Kabîr.
J’ai trouvé la Vérité, j’ai connu la Joie
Et la rivière de mon âme en fut remplie.
Toutes mes souillures se sont effacées
Avec la Présence du Seigneur.
Quand il n’y avait ni terre, ni ciel,
Ni air, ni eau, ni lumière,
Alors il n’y avait que Dieu.
Telle est la pensée de Kabîr.
Quand il n’y avait ni Création,
Ni foire, ni pacotille,
Alors, il n’y avait que Kabîr,
Serviteur de Ram,
Qui contemplait le monde
Visible et invisible.
XI
Kabîr, adore Dieu et abandonne
Le goût et la saveur des sens.
Tu ne retrouveras pas plusieurs fois
L’heureuse chance d’une naissance humaine.
Kabîr, ce corps s’en va,
Si tu peux, fais-le donc rester !
Adonne-toi au service des saints,
Ou chante les louanges de Dieu.
Kabîr, ce corps s’en va,
Si tu peux fais le revenir !
Ceux qui étaient riches à millions
Sont partis les mains vides.
Ce corps est un pot de terre crue,
Qui reçoit des coups de tous côtés.
Sans le Nom de Dieu,
Il finira par être anéanti.
Ce corps est un pot d’argile crue
Qu’on a emmené avec soi en promenade.
Il a reçu un coup et s’est brisé,
Et rien n’est resté dans la main !
Ne te livre pas à de vaines agitations,
Jour après jour la maladie te consume,
Dieu a pris la saveur de Kabîr :
Sers-toi de ce remède-là.
XII
Si vous savez le reconnaître
Comme l’Unique, alors vous savez tout.
Mais si vous ne savez pas
Le reconnaître comme l’Unique
Toute votre science n’est qu’ignorance.
Si vous ne savez pas reconnaître l’Unique
À quoi bon tant savoir ?
De l’Unique vient le multiple,
Mais l’Unique ne vient pas du multiple !
Tant que la Dévotion n’est pas désintéressée,
Le culte est vain.
Comment l’âme pourrait-elle rencontrer
Son Seigneur qui est Amour pur ?
Le seul espoir est en Dieu,
Tout autre espoir n’est que désespoir.
Si l’esprit s’attache à l’Unique
Il est délivré de sa faiblesse.
Kabîr est venu dans ce Kali Yuga
Et il a fait bien des amis.
Mais du jour où il s’est attaché à l’Unique,
Il dort en sécurité.
XIII
Celui que j’étais allé chercher,
Je l’ai trouvé dans ma maison.
Et Celui-là est devenu moi,
Que j’appelais autre !
Kabîr n’en a vu qu’une partie,
Et ce qu’il a vu est ineffable,
La Vision du Seigneur
Est l’abandon resplendissant.
Elle est restée enfouie dans ses yeux.
Dans les eaux pleines du Manasovara,
Les cygnes se jouent :
Ils recueillent les perles du Salut.
Désormais, ils ne s’envoleront plus ailleurs.
La voute du ciel gronde,
L’ambroisie est distillée,
Le bananier et le lotus fleurissent,
Là-haut, Kabîr a son culte,
Et quelques serviteurs.
Sans fondations, le temple,
Sans corps, le Dieu :
C’est là que Kabîr a fait sa demeure
Et s’adonne au culte de l’Invisible.
La porte de ce temple est aussi étroite
Qu’un grain de moutarde.
À l’intérieur les feuilles,
À l’intérieur l’eau,
À l’intérieur le pujari !
Kabîr, le Lotus a fleuri,
Un soleil très pur s’est levé.
Les ténèbres de la nuit se sont dissipées,
La trompette de l’Anahad résonne.
Le son de l’Anahad retentit,
La cascade coule,
La Connaissance du Brahman germe,
Le Non-manifesté se manifeste au fond de l’âme :
L’Amour jaillit dans la Contemplation.
XIV
La demeure de Kabîr est sur le faîte,
Le chemin est glissant et escarpé,
La fourmi ne peut y passer,
Et les gens chargent les bœufs !
Là où la fourmi ne peut passer,
Où le grain de moutarde ne peut se poser,
Là que le vent et l’esprit ne peuvent atteindre,
Là il est parvenu !
Kabîr, le chemin est abrupt,
Et les ascètes, lassés, ont renoncé.
Là-haut Kabîr est parvenu,
En s’appuyant sur le témoignage
Du Sat-Gourou
Dieux, hommes et ascètes
Sont restés en panne,
Nul n’est arrivé au bout du chemin :
Kabîr a bien de la chance :
Là-haut, il a bâti son toit.
Et il demeure !
XV
Les dévots de Dieu se jouent
Sous forme de cygnes :
Ils picorent le Nom du Très-Pur,
Et étendent le bec pour en recueillir les perles,
Ils restent silencieux
Ou ils chantent la louange divine…
Ils ont pris leur demeure au bord du Lac spirituel,
Leur âme est attachée aux pieds de Râm,
Indifférente au reste,
Le corbeau de l’orgueil ne les approche pas,
Chaque jour, les cygnes contemplent la Vision.
Ceux qui savent séparer l’eau du lait,
Ceux-là sont mes dévots, dit Kabîr.
XVI
Le feu brûlant de Maya
S'est éteint.
Mon esprit est radieux
Dans le Nom de Dieu.
Lui, le Seigneur et le Maître,
Imprègne toute la nature.
Où que je regarde, se trouve
Le Savant de l’Intérieur,
Le Chercheur des cœurs.
Il a Lui-même implanté
Le pouvoir de la vénération en moi.
Par un destin préétabli,
Je le rencontre.
Ô mes frères et sœurs du Destin,
Avec sa grâce, nous sommes comblés.
Le Seigneur et Maître de Kabîr
Est le sauveur des démunis.