Celui qui embrasse la joie dans son vol
Vit dans le soleil levant de l'éternité.
Willliam Blake
Lecomte du Noüy (1888-1947) Biologiste et philosophe.
C'est dans ce qu'il y a de divin en l'homme, et non dans ce qu'il y a d'humain dans les doctrines
qu'il faut chercher l'unité des religions.
L’imagination et l’ambition de l’homme sont prisonnières de l’unité de temps qu’il perçoit directement : la durée moyenne d’une vie humaine. (…) Il sait pourtant que l’unité de temps de l’évolution est immensément plus grande mais il n’est pas encore assez développé pour s’adapter à cette échelle cosmique et pour enjamber les millénaires. Cependant un tout petit nombre de précurseurs, en différents points du globe, ont su penser cosmiquement et il se trouve que c’est leur sillage qui a orienté la marche de l’humanité.
Nous avançons dans le sillage du plus grand d’entre eux. Bien que mort depuis près de vingt siècles, il est toujours loin devant nous et nous le suivons péniblement, trébuchant à chaque pas sur les obstacles qu’il nous a pourtant tous signalés. La plupart d’entre nous ne progressent dans la voie ascensionnelle que parce qu’ils sont entrainés par la foule moutonnière, comme on est porté par une marée montante. Ils ne participent pas à l’évolution, ils la subissent. L’effort de ceux dont la vision embrasse le courant humain tout entier, de ceux qui sont les dépositaires et les gardiens de la seule tradition évolutive, doit tendre à éveiller la conscience des individus de façon à transformer ce vaste mouvement aveugle en un essor conscient et voulu, vers la perfection, c’est-à-dire vers la libération du Joug ancestral.
Nous sommes encore comme des enfants en classe qui lisent un livre de philosophie. Certains épellent lentement et ne comprennent que les mots, un à un. D’autres, plus avancés, comprennent les phrases isolément, mais le sens réel du paragraphe leur échappe. Ils n’y voient que les mots, non les idées. D’autres enfin, bien plus rares, perçoivent la signification d’un paragraphe entier, et, parfois d’un chapitre. Seul un nombre infime réussit, ayant lu tout le livre, à saisir son sens général. À ceux-là incombe la responsabilité de faire pénétrer les idées d’une façon quelconque dans le cerveau des autres. Et cette responsabilité s’alourdit du fait qu’ils doivent prêcher d’exemple car seul l’exemple frappe vraiment la foule.
Comment faire admettre à ces hommes à peine effleurés par une culture superficielle tout juste suffisante pour enfanter l’orgueil, non seulement une supériorité humaine, mais une supériorité transcendante ? Comment leur faire concevoir la nécessité de l’idée de Dieu ? Il ne faudrait pas croire que si l’idée d’une supériorité humaine les révolte parce qu’elle implique leur infériorité relative, ils soient prêts à accepter l’idée d’une supériorité supra-terrestre. La notion d’absolu leur échappe totalement. Ils ne peuvent penser qu’au moyen d’analogies empruntées à leur expérience limitée. Nous ne nous étonnons pas de leur incapacité à comprendre la mécanique ondulatoire, l’espace à n dimensions, et les statistiques électroniques ; nous admettons que leur seule réaction possible dans ce cas soit la superstition de la science. Comment nous étonner du fait qu’ils ne peuvent concevoir une idée infiniment plus vaste, puisqu’elle est la Source même de tout le reste ; infiniment plus abstraite, puisqu’après tout, ce sont les cerveaux humains qui ont créés la science abstraite, mais il a fallu que les cerveaux eux-mêmes fussent construits ; infiniment plus universelle et plus complexe, puisqu’elle domine à la fois le royaume des électrons, les univers hypergalactiques et l’évolution morale de l’homme ? Comment nous étonner de ce que leurs seules réactions possibles soient, ou bien la négation absolue ou bien une fois de plus la superstition.
La négation absolue, l’athéisme pur, évoque la réaction de la mouche qui se heurte à une vitre et, refusant de tirer une conclusion logique de la contradiction entre le sens de la vue et le sens du toucher, s’obstine pendant des heures, c’est-à-dire pendant une partie importante de son existence, à essayer de passer à travers ce mur auquel elle ne croit pas parce qu’elle ne le voit pas.
La Dignité Humaine, chapitre VI
Comment apprendre à l’homme à rechercher sa propre estime plutôt que celle de ses voisins, à respecter son rôle dans l’humanité plutôt que dans son village, à s’extasier devant son propre miracle, devant cette dignité endormie au fond de lui, plutôt que dans les clinquantes qualités qui ne lui assurent qu’une gloire passagère ? Comment lui insuffler l’ambition de jouer un rôle dans l’évolution et utiliser sa liberté et sa volonté dans le sens le plus noble ?
Personnellement, je ne conçois la solution que dans la combinaison intime de la raison, de l’intuition et de l’affection, c’est-à-dire de la science, de la religion et du cœur.
La Dignité Humaine – Chapitre X
L’évolution psychologique, grâce à la tradition, est, nous l’avons vu, beaucoup plus rapide que l’évolution anatomique, mais elle aussi pour cette raison beaucoup moins stable. L’époque où seule la superstition régnait est encore trop récente et le souvenir des gestes qu’elle engendrait, encore trop vivace chez un grand nombre d’hommes, pour que la crainte d’une régression ne puisse être écartée. Nous en sommes convaincus aujourd’hui.
Assurément, il existe un petit nombre d’individus, les vrais porteurs du flambeau, pour qui ce danger de la régression n’existe pas. Mais ces types fixés sont rares et l’histoire de la civilisation nous a accoutumés aux mouvements pendulaires qui font succéder à des périodes éblouissantes d’autres périodes sombres où tous les avantages lentement conquis s’effondrent en poussière.
L’évolution de l’homme – depuis la naissance de la conscience – s’est produite à une vitesse fantastique. Mais elle n’a transformé qu’un nombre très restreint d’individus. Le reste a appris les gestes sans bien les comprendre et se comporte momentanément comme s’il les comprenait. Il y a là un équilibre instable qui peut être détruit d’un moment à l’autre. (…)
Ne nous illusionnons pas. L’étape à franchir est immense. Il faudra peut-être autant de temps à la parcourir qu’il en a fallu aux mollusques pour obtenir un squelette. Ne nous endormons pas dans la fausse sécurité que nous ont donné deux mille d’un christianisme qui n’a pas pénétré en profondeur et a perdu ensuite, de la nécessité de gagner en surface, la hauteur de son inspiration originelle.
La Dignité Humaine – Chapitre VII
La toute-puissance de Dieu n’entre pas dans les cadres restreints de notre pensée scientifique actuelle. Il n’y a rien de honteux à l’avouer, pas plus qu’à avouer notre incapacité à concevoir l’électron que nous avons pourtant domestiqué. En étendant le concept de puissance à la limite, pour parler le langage mathématique, nous avons obéi à une habitude de pensée rationnelle qui a privé ce concept de toute réalité. Le conflit qui en est résulté est entièrement subjectif, intellectuel ; c’est nous qui l’avons créé, il n’existe pas en dehors de notre cerveau.
Ce qui existe c’est l’évolution, c’est la conscience, c’est le sens de la dignité qui, s’il était universellement répandu, suffirait à protéger l’humanité contre le retour de cataclysmes comme celui dont elle souffre actuellement, dont l’immensité et la tragique horreur sont la conséquence inévitable de l’asservissement des idées morales à l’intelligence, aux appétits et aux passions.
La Dignité Humaine - Chapitre X
Nous devons nous méfier des extrêmes et ne pas perdre de vue le fait que l’harmonie exige une certaine proportion de sentiment dans l’intelligence. De même qu’un son absolument pur devient insoutenable à la longue, l’intelligence serait intolérable si elle n’était pas adoubée par les qualités du cœur. Une intelligence sans bonté est une monstruosité qui peut devenir dangereuse. La sagesse qui représente un idéal humain poursuivi depuis des millénaires, est plus féconde que l’intelligence pure car elle est le résultat d’une combinaison, des qualités intellectuelles, des qualités morales et des qualités du cœur de l’homme. Il y a entre la sagesse et l’intelligence la même différence qu’il y a entre une rosée bienfaisante et le jet d’eau brutal d’une lance incendie qui arrache la terre et met à nu les racines.
Un être parfaitement bon est supérieur à un être exclusivement intelligent, parce qu’il est plus profondément humain et possède une compréhension plus réelle des faiblesses et des ressources humaines. Il est spontanément moral car toutes les règles morales sont condensées dans cette phrase si simple et si riche : « Aimez-vous les uns les autres. »
Quel progrès avons-nous fait dans cette voie ? Je crois sincèrement que dans le domaine sentimental, et en ce qui concerne le loyalisme, la fidélité et l’amour désintéressé, notre humble compagnon le chien a évolué plus vite que nous. La période de lactation passée, la chienne oublie ses petits mais ne cesse jamais d’adorer son maître.
Un jour doit venir où nous serons capables d’aimer ; où la bonté, la sagesse et l’intelligence régneront parmi les hommes qui auront appris à vénérer cette dignité humaine qui doit être leur but et leur œuvre. Ils s’étonneront alors, si des documents ont pu leur parvenir, que leurs ancêtres aient vécu si longtemps côte à côte avec la vérité sans la voir.
En attendant, souvenons-nous, pour nous consoler de l’éloignement de cet idéal, qu’en ce qui nous concerne individuellement c’est l’effort qui compte. Notre bonheur, la réalisation de nos espoirs dépendent de la sincérité et de l’intensité de notre effort, et non d’un résultat accessible. Plaçons toujours notre but trop haut pour pouvoir l’atteindre et quelque soit la nature de nos travaux, souvenons-nous que la lumière est au-dedans de nous et que toute tentative pour la trouver au-dehors est vaine.
Cette dernière phrase paraîtra claire à ceux-là seuls qui appartiennent au rameau évolutif, qui portent en eux les promesses de l’avenir. Elle semblera incompréhensible et vide de sens aux autres. »
La Dignité Humaine, chapitre VI